À votre santé, poor Yorick! [Le père de l'agneau] / The Lamb’s Father
Monday, September 5th, 2011
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Préface
C’est l’histoire d’un bouffon, une tranche de vie d’un Yorick contemporain jeté dans le monde ubuesque de la Roumanie sous Ceaucescu, dans les années‘80, un monde figé sous une chape de plomb, un paradis de la délation. Telle est la toile de fond de ce qu’il est difficile de qualifier : un pamphlet, une satire, un roman sur un avortement clandestin ? Un peu tout cela finalement où l’on passe de l’humour le plus noir et le plus grinçant, à des tirades surréalistes ou des dialogues de roman de gare. L’auteur se joue et se déjoue de la langue de bois, la tire jusqu’à l’aberration. Aucune description précise ne peut avoir la même force que cette émotion débridée pour pressentir cette folie. Un rythme survolté dans l’enchainement des mots comme un mécanisme devenu fou. L’us et l’abus de jeux de mots, d’anagrammes, tout est à lire au deuxième degré. A cela s’ajoute l’inclination bien connue du peuple roumain pour le rire et les jeux de langage en signe de protestation face à l’occupation soviétique puis national-communiste.
Vous trouverez énormément de références dans le texte, références historiques, politiques, littéraires, références indispensables pour tenter de cerner une réalité par ailleurs inénarrable. Le but n’est évidemment pas de donner un cours d’histoire contemporaine ou d’histoire tout court de la Roumanie mais d’approcher au plus près la misère intellectuelle d’une population aux ailes coupées, abrutie de discours lénifiants, ou Kant rivalise avec un petit paquet de beurre. Passe de la fiction au récit témoin où l’imaginaire s’ancre dans le réel ou l’historique.
Ne vous étonnez donc pas, cher lecteur, si certains dialogues suent la poussée d’acné mais le dépassement de l’adolescence ne peut se faire qu’en opposition, à la lumière des différences et des confrontations. Et dans une Roumanie sous l’hégémonie d’une pensée unique et abrutissante, l’exercice est difficile. Et le chemin tortueux passe par la dérision et l’ironie, seules échappatoires. Se glisser comme une anguille insaisissable dans un discours plein de lézards, (l’expression se devait d’etre allusive, conspirative, periphrasique) comme aime l’illustrer l’auteur.
Alors on prend un quotidien gris, de passé et d’avenir sans présent et on introduit un problème de grossesse non voulue au sein d’une politique imposée de fécondation, un peu de Securitate, une louche de dénonciation, 100g de salami, un passage par le théâtre de l’absurde, on mixe tout cela dans une logorrhée totalement débridée peu ponctuée où l’historique s’unit à la fiction et vous voila face à Ica et Dana, et Margot et tous les autres, éléments d’une société en pleine déliquescence.
C’est un texte à lire d’une traite en se laissant bousculer, entrainer dans sa folle sarabande, tourbillon autour d’un profond vide existentiel. Riez, pleurez, puis il vous restera un gout doux-amer qui vous approchera un peu des ces années-la en Roumanie.
Véronique Malengreau - traductrice
- chap. 5 -
Salauds
Arrivé à Bucarest ou La ville de la Poalele Tâmpitei,[1] comme la dénomme Alexandru lors de nos discussions de bistrot, j’ai récupéré mon appareil photo mis en réparation deux mois plus tôt et je suis parti vers le parc Herastrau dans l’idée de faire deux ou trois photos pour le tester. Vers les quatre heures de l’après-midi, il faisait près de trente degrés. Mes pieds s’enfonçaient dans l’asphalte, les mouvements des passants semblaient filmés au ralenti. C’était un jour d’été typique à Bucarest où les nerfs, attisés par le mélange d’odeurs que l’on ne peut trouver que dans la partie nord du parcours de l’autobus 31 et nulle part ailleurs — essence, pneus surchauffés, sueur et déodorants venus de l’Ouest — semblaient prêts à se décharger à tout moment, sans que cela ne se passe néanmoins, à cause de la chaleur qui ramollissaient encore les réactions des asthéniques les plus impénitents.
Je me mouvais comme un automate, pensant même ne plus être capable de penser à quoi que ce soit. J’étais dans des dispositions justes bonnes pour le suicide. J’avais été à l’heure du déjeuner à une audience de Titi Grof, une grosse légume, plus exactement le Directeur de la Direction du Personnel du Conseil Culturel et de l’Education Socialiste, afin de postuler pour un emploi à Bucarest. Mais il me fit comprendre qu’il n’y avait aucune possibilité et il n’y en aurait pas avant deux ou trois ans. Le monde est vaste; je suis jeune et talentueux. S’il était à ma place, il saurait ce qui lui reste à faire, me dit-il en me serrant la main d’un air tendu et me faisant sentir que le pire qui lui soit jamais arrivé à lui, c’est de se réveiller activiste de parti, en voiture noire avec chauffeur avec le grade d’adjudant-major. Quelqu’un devait le défendre lui aussi. Car nous sommes en guerre, n’est ce pas?
Qu’il aille se faire voir Titi. Personne ne se suicide à quatre heures de l’après-midi, d’autant moins par une telle chaleur. Le parc Herastrau était désert; il semblait que tout souffle humain se soit réfugié dans les barques et pédalos qui tanguaient de-ci de-là sur le lac. Je me suis dit que ces gens étaient masochistes. Payer cinq lei l’heure pour jouer de la rame dans une telle fournaise, révèle une âme d’esclave. On pourrait en tirer l’une ou l’autre blague politique, dans le plus pur esprit querelleur bucarestois.
Sur le rivage, sous un parasol rouge, une échoppe de ballons et trompettes en fer blanc. La vendeuse, une naine bossue au visage hideux, ridé, me regardait interrogative. C’était une vision étonnante: en inclinant un peu l’appareil photo, la figure contorsionnée se profilait large sur fond de géométrie rigide de la Casa Scînteii, au milieu de laquelle les rayons du soleil se reflétaient sur l’eau. Je pris rapidement une photo et me préparai à tourner les talons. La naine me dévisagea longuement. Intimidé, je sortis un billet de dix lei tandis qu’elle me glissait deux ballons dans les mains.
A la sortie du parc, je les jetai dans une poubelle où il était écrit “Gar ez a ville ropre“. Je me demandais si c’était la pitié qui m’avait fait faire provision de ballons, ou un quelconque sentiment de culpabilité — il faut dire que ce n’était pas bien malin de la photographier sans lui demander son avis — lorsque je me rendis compte qu’il s’agissait là de mes derniers sous. Cette brigande gagne finalement en une semaine ce que je me fais en un mois! Quel homme charitable je suis!
Mais puisqu’il me restait des billets d’autobus, ce n’était pas trop grave. En face de Casa Scînteii, je découvris un vieillard extraordinaire. Il était assis sur les marches portant la statue de Lénine, et avait sur le dos un vêtement épais et noir. Il semblait fait de la même matière que la statue, mais en une autre couleur. Sur son front, étonnamment, pas l’ombre d’une goutte de transpiration. Il avait des sourcils blancs incroyables qui lui descendaient jusqu’aux paupières, telles des gouttières enneigées. Un vrai papa Noël, en plein été! Je lui ai demandé l’autorisation de le photographier, ce qu’il accepta allègrement. Il semblait à mille lieues de nous autres terriens, les fesses sur le granit de couleur foncée qui devait brûler comme l’enfer. Un milicien s’approcha à pas sautillants:
— Vous êtes étranger? me demanda-t-il.
— Oui, lui ai-je répondu machinalement.
— Comment se fait-il dès lors que vous parliez roumain?
— Et vous, pourquoi m’interrogez-vous en roumain?
Le représentant de l’ordre demanda à voir mes papiers et se calma lorsque je les lui eus montrés.
— Pourquoi prenez-vous des photos de ce misérable? Pourquoi pas plutôt des bâtiments ou des monuments? Ou encore le parc? C’est plus esthétique!
Je l’ai remercié de ses conseils et suis parti, ravi d’avoir pu tirer le portrait du Père Noël. J’en riais tout seul dans l’autobus. Ce dindon avait l’étoffe d’un rédacteur chef. J’en entendais encore les conseils, formulés dans les mêmes termes, même si ceux-ci possédaient plus de bouquins que ce vigile de la Casa Scînteii. On n’y peut rien, l’appareil photo est une machinerie athée, qui n’a jamais appris les chants d’église et qui, dès lors, n’enregistre pas ce qui doit être mais ce qui est. C’est pour cette raison que le photographe ou le reporter est une personne tellement antipathique, une créature tellement suspecte qui doit être mise au pas afin qu’elle ne voie pas n’importe quoi. Les photographies sont “insolentes”. Mais la réalité, est-elle pudique? Les films et les livres que je n’ai pu voir ni lire avaient le défaut de “présenter notre réalité vue de l’escalier de service”, comme le dit un jour Ciomâga à propos d’un film de Daneliuc. Le tov[2] ne sert que la façade. Sans escalier de service, il est difficile de comprendre la façade et, à l’époque, je cherchais encore à comprendre. Ciomâga aurait-il un jour cherché à comprendre quoi que ce soit? Aurait-il jamais fait autre chose que de tirer la langue dans un défilé au pas de l’oie? Et finalement, en Orient, il y a deux ou trois mille ans, c’étaient des eunuques qui étaient les administrateurs des grands empires. Ou ambassadeurs — et laissés gravides de “l’image du pays au-delà des frontières”
- - - - - - -
[1] Jeu de mots: la ville de Brasov est aussi surnommée “la ville de Poalele Tâmpei” – au pied de la montagne Tâmpa (et non “Tâmpitei” càd idiote, allusion à Elena Ceaucescu).
[2] Tov : abréviation commune pendant les années communistes de “tovaras” (camarade)
LE PÈRE DE L’AGNEAU ÉTAIT LE LOUP
- un roman roumain en version française -
Le père de l’agneau (roum. Tatăl mielului, ici avec un nouveau titre) a paru pour la première fois, à Bucarest, en mai 2005. Il a été accompagné par cette courte présentation :
On connait des cas - attestés par des papiers d’état civil, dans les dernières soixante ans - quand le loup mit enceinte la brebiette. Et il ne l’a dévoré qu’après la naissance de l’agneau. D’un tel cas parle le livre ci-présent. Et aussi d’une fille qui a eu le …privilège d’un avortement en conditions absolument légales, dans les années ‘80, à Bucarest (où l’ avortement était, en règle générale, puni comme un crime). Et aussi des deux jeunes gens qui étaient habitués ne respecter rien - au temps où la seul chose à respecter était le nom Ceauşescu.
Outre les cris d’indignation (un commentaire paru en Arca, une revue littéraire d’Arad, à l’Ouest de la Roumanie, trouvait, par exemple, qu’il est impardonnablement ironique envers l’Ancien Régime, féodal-communiste, roumain), Le père de l’agneau a eu aussi la chance de se voir présenté ainsi comme suit :
Sous un titre loin de la saveur du livre, la misère sentimentale des temps du Ceauşescu, traitée vaillamment à grande vitesse, en peu de mots, avec ardente insolence. Car “à Bucarest tout est si chaleureux-humain que rien n’est scandaleux”. Pour de bon, dix fois plus dur et plus cynique que Beigbeder, entre nous soit dit.
(Radu Cosaşu en Dilema Veche № 102, 6 janvier 2006)
NB
1 - Le père de l’agneau a paru un an avant le film 4 mois 3 semaines 2 jours (Palme d’Or à Cannes en 2007). Le lancement du livre a eu lieu à 31.05.2005. Le même jour, il a été largement commenté et en détail présenté (spécialement sa couverture, voir une variante là-dessus) à la Télévision Roumaine chanel 1 (TVR1).
2 - Le titre actuel du livre évoque un moment de cette histoire: le personnage du raconteur, qui est un homme de théâtre, a un cauchemar: une nuit, il se trouve dans une fosse qu’ill fouille. Au-dessus, sur le bord de la fosse, est assis le secrétaire pour la Propagande (de l’organisation locale du Parti Communiste), avec un crâne humain dans sa main, dans lequel il verse du whisky d’une bouteille Johnny Walker, en invitant le raconteur boire une gorgée à la santé du pauvre Yorick.
Les Éditions
pretheka2@gmail.com
Court vidéo du lancement aux adresses ci-dessous :
- http://www.youtube.com/watch?v=F5v4zFHkCmo
& échos récentes :
- http://www.facebook.com/permalink.php?story_fbid=162128260509872&id=108770682484187
LAMB’S FATHER
by Dan Predescu
english version Manuela Rămureanu
- chap. 6 -
MY FUTURE HAS FUCKING GONE
I couldn’t go back, to Bucharest, because I hadn’t succeeded in finding myself a job. I had wasted almost entire summer dancing attendance at Titi Grof and the only thing I’d gained was the suggestion of buzz off Romania. I just couldn’t do that, because, as I found out in the meantime, I could be set free provided that I returned the scholarship and tuition, some forty thousand lei, so I’d heard. Of course I didn’t have this kind of money. And then, what could I possibly do in a foreign country – with my profession, without speaking well enough any widely used language and going out there with no money in the pocket ? Where would I have been a “newspaper man”, else than here? So I returned wisely in my temporary small town, by the end of August. Nothing lasts as a provisional state.
My room was shining clean, the bed-sheets were, nicely starched and arranged, in the wardrobe, and on the table it was reigning a vase with yellow, almost dropped, flowers. I called Dana. She didn’t seem too surprised that I had returned before the end of the holiday. She told me she had renounced for a while at my studio flat, because her mother was hospitalized, with hepatitis. Someone had to take care of her brothers, as well. She had missed me, she was going to visit me in the next afternoon, even if she couldn’t stay for more than an hour or two. And she had something very important to tell me. What could be this important news she had for me? Could that be more important than my return with my tail between my legs?
I didn’t have much to do that afternoon. I called Alexandru, who had a good news for me, too, he didn’t want to tell me about it on the phone.
What I didn’t know and I found out on this occasion was that Alexandru not only chatters about music, but makes it as well. He had send, in spring, three choral pieces at a composition contest, at Tours, in France and he had just received the envelope with the organizers’ congratulations: he had received third prize. He was the youngest prizewinner; on first rank was a Frenchman, and on the next, an Austrian man. I embraced him and I opened the bottle of vodka he had brought.
- I passed today by the Culture Committee, I wanted to inform them about the prize, but they already knew. They told me that next week it would be a contest for the position of musical secretary at the Philharmonic Orchestra and they made me write at once the registration application. What a pity it turns up to be the very day of prize award in Tours.. they invited me, but I won’t be able to go.. I don’t even have a passport… Even if I’ve received the envelope in time, couldn’t I possibly go, issuing a passport takes I don’t know how many months…
Apart this miserable coincidence, he was happy: I’ve never seen him so peaceful, he wasn’t the scraggy neurasthenic anymore that I used to know, throwing some wickedness every time he opened his mouth. And he succeeded in contaminating me.
How well and how identical, even if quite from opposite reasons, two young artists are able to get drunk in some summer afternoon lacking other perspectives! Having arrived by the middle of the bottle, Alexander’s serenity was gone, while I was laughing like dumb of all his buffooneries. We sang together “who passes by Dry Valley and round a tree empties his belly?” and “doctor, I feel something lethal here, in the region of my being, during the day the sun is beating and during the night my feet are stinking”, we also sang “futile blue, silly blue” and “where did you go, dear dinosaurs? why did you go, dear dinosaurs” on the melody “Republic, grandiose hearth”. Then, he recited me from Ceausescu’s speeches, whom he imitated quite well, and afterwards we began to tear to shreds everybody in town, firstly Vuţă Marin, whom he was calling Dick Ultramarine. I was more reserved as regards this subject, I had something in common with him, hadn’t I, he was Margot’s husband, what the hell, only that Alexander, he did not say why, was quite angry on him, this was obvious. And the master of the school where he was teaching, who’s name was Propertius Cocârlă, he called Propârţ. And Ceausescu as well, after all these.
- You listen…everything has been like it has, until I heard on the radio the beloved Leader saying that it shouldn’t be allowed the “instauration of meritocracy”. At that point I felt as if the earth is overturning on me: well, my only God guiding me was the idea of succeeding basing on my merit, this was my God – well then, here it came Nietzsche – Willy from Scornicesti to tell me that God is dead! And he was not joking. Then I realized that the fact of asserting yourself, in some way, outside the Party makes of you like being a nigger in South Africa, or being a Jew in Hitler’s Germany. All that is left for you to do is sit quietly and wait to be taken to the gas chamber.
- Take it easy, I reassured him, they don’t send there composers thatgained prizes at Tours, ‘cause the West knows them. Then, I told him about the flop I had in Bucharest and that I was going to stay, possibly, many years to come in his wonderful town.
- Don’t be sick at heart anymore, not everything is lost… Just the essential,that’s how he encouraged me.
- I have to take it philosophically, haven’t I?
- So to say, artistically, Alexander clarified me. Artistically, followed by folkdances. Like it’s at the Cultural Centre.
In that very moment, God gave me an inspiration. I grabbed some sheets of paper and I began to write.
- What got into you, master, responded Alexander, do you want to show me that you graduated the literacy classes?
- I’m writing a play for the stage, I grumbled. Something like… a short one.Kind of an intermezzo.
- Give it to me.
I hadn’t time but to write a few lines of directing indications, sort ofsomething like that:
Place: Greenland. Not to have words.
Scenery: A small poster upon which it is written, in Arabic language, the word “Greenland”.
Stage props: 2 pots of yoghurt (full) and 1 teaspoon.
Characters: Ionescu 1 and Ionescu 2 (Where there are joined two human beings, we can talk about a society – quote from I don’t remember whom).
- Promising, makes Alexander. But why are you so oversimplified? Couldn’tyou just name them Eugen Ionescu and Nae Ionescu? And aren’t you going to put it a title? You could call it “Gloomy intermezzo”.
- Excellent. Let’s call it “Gloomy intermezzo hyphen With yoghurt”. And Itake out from the refrigerator the two small pots, I take also a teaspoon, and then I declare that Alexander will be N. Ionescu, and me, E. Ionescu.
Then,
EI comes from the rear of the stage, slowly and working musingly with the teaspoon through the yoghurt, followed by N.I., who also keeps in his hand a yoghurt pot, but he has no teaspoon.
EI: There comes a time in the life of any man – of any man who writes, I mean – when, after (he shows to t
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